Samedi 24 Mai 2014 à la Maison des Associations du 12ème, nous recevions Michèle Baussant, ethnologue, chargée de recherche au CNRS – Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative – Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Elle nous expose une partie de son étude sur “Les mille liens qui tenaient les juifs à l’Égypte » : mémoire et égyptianité chez les juifs d’Égypte en France.
Elle est jeune. Elle est charmante. Rien a priori ne la prédisposait à s’intéresser aux Juifs d’Égypte. Et pourtant, elle l’a fait avec une compréhension du thème et une précision remarquables. La vie est faite de hasards. Ethnologue de formation, Michèle Baussant, concernée par le sujet du passé des Européens d’Algérie, s’y est intéressée. Allant présenter ses travaux lors d’une visite à la bibliotheca Alexandrina, elle entend parler d’un passé juif en Égypte. Elle s’empare de ce thème et le traite avec maestria.
Sa recherche s’appuie sur des entretiens et sur une bibliographie riche d’œuvres nombreuses dont celles de membres de notre association, vivants ou décédés (pour en citer quelques-uns, A.Aharoni, R.Barda, G.Cabasso, E.Errera, J.Hassoun, A.Oudiz, A.Pardo…)
Cette communauté disparue des Juifs d’Égypte a un destin commun avec celui d’autres exilés, mais possède un trait particulier unique qui plonge ses racines dans l’histoire antique ; elle correspond à la répétition de l’Exode cité dans la Bible ! Ceci a d’ailleurs un impact sur le basculement des référents (refus de la Haggadah chez certains Juifs d’Égypte ou à tout le moins suppression de deux des quatre coupes rituelles de la soirée de Pâque)
Michèle Baussant structure son exposé en citant un certain nombre de paradoxes.
Paradoxe 1 :
Le rapport ambivalent avec l’arabité et l’égyptianité. L’identification à la culture européenne s’entrechoque avec la culture arabe intégrée jusque dans le rituel. Les Juifs d’Égypte sont des Alexandrins, des Cairotes, des Halabi … tant qu’ils demeurent en Égypte, mais ne seront plus en tout premier que des Juifs d’Égypte maintenant (asli Masri).
Le français est la langue utilisée dans le droit, le commerce, l’enseignement, etc.. ; il se trouve valorisé en tant que langue maternelle, même s’il se teinte d’un accent spécifique et de mots construits à partir de l’arabe. Ce langage devenant un substitut à la terre perdue, servira de consolidation à une appartenance commune. Michèle Baussant reviendra plus loin sur le rapport à la langue.
Paradoxe 2 :
De plus, cette minorité est cosmopolite, tant qu’elle se trouve en Égypte. La mémoire collective juive égyptienne ne naîtra qu’à partir de l’exil.
Paradoxe 3 :
À l’inverse du constat de minorités dominées et asservies (la dhimmitude) par la majorité musulmane dans les pays arabes, la population juive est une élite qui a modernisé l’Égypte en quelques décennies.
Son départ va générer chez les intéressés un sentiment de regret et un attachement affectif différencié selon l’âge du départ. Michèle Baussant nous indique que la comparaison entre les nostalgies des exilés en France et en Israël –qui sont les deux pays d’accueil qui arrivent en tête quant au nombre de personnes reçues- montre des disparités significatives. Elle nous indique d’ailleurs qu’elle va fouiller plus précisément ce point lors d’un séjour prochain de deux ans qu’elle doit effectuer à Jérusalem.
Ceci conduit tout droit à la question de la conservation du patrimoine culturel, qui est l’élément central de notre association.
Il ne s’agit pas uniquement de la conservation des dates, des souvenirs ou des expériences des protagonistes.
Ce ressenti, comme déjà indiqué, varie beaucoup selon que l’on ait refait sa vie en France ou en Israël. Donc, l’essentiel concerne tout ce qui a pu être édité ou écrit jadis et qui est la base du patrimoine. La conservation passe par la collecte et la numérisation des documents anciens et des archives.
Le rapport à la langue est un élément important. L’arabe servait de véhicule pour les affaires de la vie courante (nourriture, habillement, ustensiles…) Lui seul permet de dire le « juste mot ». L’attachement à l’arabe fait de certains de nos exilés des « Arabes honteux » pour reprendre l’expression de J.Hassoun. Un traumatisme cité par notre conférencière est celui du gamin traité de Français en Égypte et d’Égyptien en France. L’abandon du « sabir » franco-égyptien sera un signe d’évolution.
L’arabe ne demeurera que comme signe de reconnaissance intra-communautaire.
Michèle Baussant s’est intéressée aux conditions du départ d’Égypte. Il y a un constat de minimisation du caractère tragique du départ. Peu veulent se considérer comme réfugiés. Sans aller jusqu’à l’autisme, une minorité seulement souhaite s’exprimer sur ce sujet.
La montée du nationalisme en Égypte, la croissance de l’importance de la langue arabe ont pour conséquence l’émergence de l’impression d’être un étranger dans son pays natal. Ceci s’accompagne d’un rétrécissement du cadre social, d’un sentiment d’insécurité croissant dû aux nationalisations, convocations pour interrogatoires, voire internement ou prison pour un certain nombre. Quelques expulsions ciblées, des faits anodins mais significatifs tels que la diminution, au fur et à mesure, des effectifs des élèves en classe pour cause de départ, auront un effet de boule de neige.
Le temps où le Juif était un égyptien comme les autres est définitivement révolu.
Pour conclure, Michèle Baussant nous lit un passage émouvant de Jacques Hassoun « Je suis un étranger ». Le constat final est que l’on ne peut plus être Juif en Égypte mais seulement Juif d’Égypte. La France était la « maison imaginaire, la maison de mon âme ». Désormais, c’est l’Égypte qui deviendra « la maison de mon âme »
Ce cercle de lecture a attiré plus de soixante participants et il a fallu rajouter des sièges. Inutile de dire que les questions étaient nombreuses et variées. Ce fut un moment qui a su allier structuration et émotion. Les recherches de Michèle Baussant marquent un jalon important dans notre travail de mémoire et de préservation du patrimoine culturel des Juifs d’Égypte.
Michèle Baussant
Directrice scientifique adjointe, INSHS – CNRS Communication et section 38 – « Anthropologie et Étude Comparative des sociétés contemporaines » – Paris et LESC – Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative – Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Nanterre.
La présentation de Michèle Baussant s’appuie sur un travail en cours qui porte sur le rapport au passé et sur la reconfiguration des liens à un espace à la fois social et physique, l’Égypte, chez les juifs d’Égypte en France et dans d’autres pays, après qu’ils ont été expulsés ou ont quitté le pays. Michèle Baussant s’intéresse aux relations et aux représentations qu’ils tissent aujourd’hui entre eux, en tant que juifs et comme étant d’Égypte, par-delà la diversité de leurs parcours migratoires, notamment dans le cadre de rencontres amicales, associatives ou encore familiales.
Elle s »intéresse ici à ce que la mémoire dans le présent en fait ou encore, aux souvenirs ou aux représentations du passé dont les juifs d’Égypte, liés par une expérience commune, sont porteurs, en tenant compte du contexte et des conditions sociales qui président à l’émergence, à l’évocation et à la formulation de leurs souvenirs.
La communication faite à la MDA le 24/05/2014 fait suite à l’article « Étrangers sans rémission » ? Être juif d’Égypte », qu’elle a signé dans la revue trimestrielle Ethnologie française 2013/4 – octobre consacrée aux « … Mondes Juifs Contemporains ».
Vous pouvez vous procurer cette revue aux Presses Universitaires de France 2013 – Puf.
Retrouver l’intégralité de cette passionnante conférence de Michèle Baussant dans notre page VIDÉOS.
Aṣlak eh ? De juif en Égypte à Juif d’Égypte
Publication de Michele-Baussant, octobre-2014