Dimanche 21 octobre 2012 à la Médiathèque de l’AIU.
Mémoires de la présence juive en méditerranée musulmane
Ce cercle de lecture est exceptionnel à plusieurs titres.
Il se déroule le dimanche 21 octobre 2012, dans un lieu inhabituel, la Médiathèque de l’Alliance Israélite Universelle et concerne deux manifestations : le livre «Une enfance juive en Méditerranée musulmane» dirigé par Leïla Sebbar et un film documentaire d’Yves Turquier : «Une histoire des Juifs du Liban»
M.Kuperminc, directeur de la Médiathèque, présentant le programme de la manifestation, rappelle tout d’abord l’histoire du Centre où nous nous trouvons et l’importance de son fonds documentaire. Il évoque au passage, le projet de numérisation des documents (presse et courriers) rédigés au siècle dernier par les Juifs d’Égypte ; projet à mener par l’ASPCJE, l’AIU en collaboration avec L’AJOE, l’Association internationale Nebi Daniel et les moyens importants du CNRS (J-Y Empereur au Centre d’Études Alexandrines).
André Cohen rappelle ensuite l’histoire et les buts de l’ASPCJE fondée par Jacques Hassoun. Il présente ensuite les cinq conférenciers, petite partie des 34 contributeurs à l’ouvrage dirigé par Leïla Sebbar. Cette dernière, née en Algérie, de père musulman et de mère catholique – tous deux instituteurs – a reçu une éducation strictement laïque et s’est intéressée depuis longtemps à la problématique de l’exil. Leïla Sebbar nous indique que son travail a concerné la zone d’influence ottomane ainsi que le Maroc. Elle a recueilli les témoignages d’enfance des « exilés » de cette Méditerranée du Sud, aujourd’hui orpheline de ces Juifs qui l’avaient habitée depuis de nombreux siècles.
Se succèdent alors les interventions de quatre témoins. On a quelques difficultés à imaginer ces quinqua ou sexagénaires s’exprimer au nom des enfants qu’ils ont été, si ce n’est la collection des photos des bambins ou adolescents qui sont insérées dans le livre de Leïla Sebbar.
Jean-Yves Allouche, né à Constantine (Algérie) en 1949 : Il nous apporte un témoignage empreint de nostalgie, celle d’une « belle enfance » où les différentes ethnies musulmane (dites indigènes), chrétienne et juive cohabitent dans une relative harmonie. Même après les événements tragiques de la guerre d’Algérie, J-Y Allouche, de retour en 1982 chez un ami de toujours, musulman, perçoit un respect pour son identité. Mais le temps est maintenant passé et le monde algérien n’a plus le souvenir de la coexistence d’antan. Jean-Yves Allouche le pressent et ne retournera plus en Algérie pour éviter d’être déçu. La page est tournée.
Rita Rachel Cohen est née au Caire (Égypte) en 1952. Elle est partie fin décembre 1956. Sur le plan factuel, son rapport à l’Égypte est court mais sa mémoire est dense. Son enfance juive en Égypte est comme une partition de musique. Le lien très sensuel tient à la langue, aux langues, à la musique de la voix portant les mots : « Ma mère, dit-elle, chantait en italien, en grec, en égyptien avec un peu d’arménien. Mon père parlait l’égyptien, c’est-à-dire l’arabe truffé de mots anciens turcs, grecs, l’hébreu, l’araméen, pour les prières, le français aussi, à l’égyptienne. Une enfance cosmopolite. Et puis les odeurs, les saveurs … Et c’est en écrivant « Ma sortie d’Égypte » que les dates, les lieux, les exils géographiques dus aux évènements politiques ont pris sens pour donner corps à l’écriture de mon enfance juive en Égypte du haut de mes quatre ans neuf mois et treize jours ».
On sent aussi chez elle une blessure en Égypte et hors d’Égypte. Elle est et restera, comme elle le dit : « Égyptienne étrangère », oxymore qui définissait alors les Juifs en Égypte, du temps des Juifs d’Égypte.
Nous bondissons à l’autre extrémité du continent africain, à l’Ouest, au Maghreb marocain.
Nicole Serfaty y est née en 1947, à Casablanca, mais son enfance est vécue à cent kilomètres de Marrakech, à Imin Tanout dans le Moyen-Atlas. Les Juifs vivent dans des habitations troglodytes dans ce « bled souriant » où ils sont parfaitement intégrés. Mais l’heure n’est plus à l’optimisme. La connivence entre les sociétés juive et musulmane est rompue par le rejet affiché du pouvoir marocain envers Israël. Les Juifs quittent le Maroc en masse, vers le « Canada », « appuyé d’un léger clin d’œil complice » car le nom même d’Israël est imprononçable ! (N.D.L.R. Il en était de même en Égypte, où les Juifs remplaçaient le nom imprononçable par un « chez nous » complice que même les fonctionnaires arabes du bureau des passeports avaient fini par adopter !) Dans la famille de Nicole Serfaty, chacun poursuit son rêve le menant vers Broadway, Israël ou enfin Paris, promue terre promise par sa mère et effectivement point d’arrivée.
La Méditerranée se parcourt à nouveau en repartant vers l’Est. Ici, nous ne sommes plus dans une contrée qui a été colonisée, mais dans un pays jadis puissance colonisatrice ou au moins dominante, la Turquie. Rosie Pinhas-Delpuech est née en 1946 à Istanbul. Chez elle, pas de culture juive prégnante. Elle l’écrit : « Mon père ne savait pas prier, il m’avait transmis sa réticence ». Le judaïsme adopte un profil bas en Turquie au lendemain de la guerre. Par contre, c’est sa grand-mère qui lui a parlé des conversions forcées, des « anoussim », ces juifs « violés » spirituellement dans le passé, qu’elle rapproche des viols des femmes turques mariées contre leur gré à des vieillards, poids de la coutume. Elle grandit dans un milieu très laïc, mais entourée de pratiquants catholiques, orthodoxes et musulmans bien sûr. Elle est complètement intégrée à la Turquie, mais les Turcs ne la considéreront jamais comme une « vraie turque ».
Ces récits d’enfance sont suivis par un documentaire réalisé par Yves Turquier, juif du Liban, né à Beyrouth en 1941. Ce cinéaste qui est, entre autres, fondateur de la FEMIS, a quitté le Liban il y a près de cinquante ans. La nostalgie le rattrape et il parcourt une dizaine de pays pour filmer, en soixante dix heures de rushes, ce que est advenu des huit mille juifs pour qui la vie était devenue impossible sur leur terre natale. Il s’ensuit un témoignage polyglotte, quelquefois en français à l’accent chantant et rocailleux, de ce temps jadis réputé merveilleux, mais perdu à tout jamais.
Victor Attas
7 novembre 2012