Association pour la Sauvegarde
du Patrimoine Culturel
des Juifs d’Égypte

09/06/2012 – Georges Bensoussan

« Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975 », ed. Tallandier, 2012, présenté par l’auteur Georges Bensoussan le 9 juin 2012 à la Maison des Associations du 12ème.

Georges Bensoussan

Nous étions nombreux à venir écouter l’historien Georges Bensoussan nous présenter son très riche ouvrage. Beaucoup d’entre nous avaient déjà apprécié le talent de l’auteur et du conférencier lorsqu’il nous présenta en ce même lieu « Un nom impérissable. Israël, le sionisme et la destruction des juifs d’Europe ».

S’agissant d’un sujet qui nous intéresse au premier chef, Georges Bensoussan nous dit qu’au départ il ne connaissait pas grand-chose de l’histoire des Juifs des pays arabes. Il remarque qu’en France il y a eu un relatif silence sur le sujet, à la fois dans la presse et dans l’édition française. Et Georges Bensoussan se dit un peu choqué que dans un grand musée juif parisien (le MAHJ) on ne présente dans les expositions permanentes que le côté folklorique des juifs d’Orient (Robes juives des pays du Maghreb) comme si c’était l’essentiel (signalons qu’actuellement il y a dans ce musée une très belle exposition temporaire sur les Juifs d’Algérie, pour marquer le cinquantenaire de leur départ).

D’emblée, une question s’impose dans le titre du livre. Pourquoi ces deux dates : 1850 et 1975 ? Ces deux dates marquent pour l’auteur le début et l’aboutissement du déracinement : 1850 est la date des prémices de l’occidentalisation des juifs d’Orient, notamment du fait des protections consulaires ; 1975 signe l’apogée des mesures de vengeance d’États arabes vis-à-vis des juifs demeurant encore dans leurs pays, assimilés à l’État d’Israël (exemple des mesures frappant des juifs de Syrie).
Quelle a été la démarche de l’auteur pour parvenir au savoir le plus objectif possible ? Il dit en premier lieu qu’il se méfie « des pièges de la mémoire », en d’autres mots des témoignages : la mémoire travestit involontairement. S’agissant d’un sujet qui l’intéresse personnellement – celui des juifs du Maroc – il a été frappé par des témoignages ou des récits tout à fait contradictoires. C’est encore plus marquant quand ces récits émanaient de personnes issues de classes sociales différentes.
Donnant donc peu de place aux témoignages – souvent, pour lui, moyennement fiables – l’auteur a recherché d’autres sources documentaires. Il constate que les sources arabes sont relativement rares et bien peu traduites. Il y a eu heureusement des œuvres riches et bien fouillées comme le grand roman de Naïm Kattan sur le judaïsme irakien (Adieu Babylone ) ou les romans d’Albert Memmi sur le judaïsme tunisien (La statue de sel ; Agar).

Georges Bensoussan a pu heureusement consulter abondamment les archives monumentales des directeurs et instituteurs des écoles de l’Alliance Israélite Universelle depuis 1860, les archives sionistes, ainsi que de nombreux rapports consulaires. Il a aussi recueilli des rapports de médecins, de géographes, de militaires. Des récits d’écrivains non juifs voyageant en Orient amènent aussi des renseignements : voir les écrits de Charles de Foucauld et les lettres de Pierre Loti décrivant la grande misère d’une famille juive de Meknès.
Comme résultat, on voit émerger dans trois pays – Maroc, Yémen, Perse – notamment au 19ème siècle, des descriptions « quasiment apocalyptiques ». Pourquoi particulièrement dans ces trois pays ? Très probablement parce qu’ils n’étaient pas dans l’orbite ottomane qui avait poussé à une bien plus grande libéralisation du statut des juifs, avec « le régime des Millet ». L’auteur s’est fortement attaché à étudier ces trois pays où les juifs étaient présents depuis plus de vingt siècles.
Par opposition, Georges Bensoussan nous fait aussi remarquer, à juste titre, que dans l’immense tableau assez sombre, l’Égypte a une position à part, du fait de l’avènement de Mohamed Ali et de sa dynastie. Sa politique plus libérale et ouverte, le boom économique suscité par l’ouverture du Canal de Suez et le boom cotonnier attirèrent une grande population juive de Méditerranée et d’ailleurs. Les juifs eurent des députés (du parti Wafd) et un ministre éminent, Joseph Aslan Cattaoui. Les premiers nuages dans ce pays se manifesteront dans les années 20 avec la déclaration Balfour et certains évènements en Palestine en 1929. Dès lors, les anniversaires de la Déclaration Balfour marquèrent souvent des manifestations et des périls pour les juifs égyptiens.

Georges Bensoussan

Sur quoi est basée l’oppression du juif un peu partout en pays arabe, particulièrement dans les trois pays soulignés ? Elle résulte en premier lieu du statut de « Dhimmi » établi par Omar dès les premiers temps de l’Islam. En conséquence de ce statut, le juif est « inférieur » mais « protégé ». Il paye des taxes spéciales et est soumis à diverses interdictions humiliantes. Et nous citons Bensoussan : « l’abaissement du juif fait partie de l’économie psychique du monde musulman ».

En plus du statut « d’inférieur » (surtout au Maroc avant 1912, date du début du Protectorat français), il faut insister sur l’immense misère qui régnait dans les Mellah juifs à une période encore assez récente, notamment entre 1945 et 1950 (famine, mortalité et maladies très graves : tuberculose, trachome, etc.).

Cependant, il ne faut pas penser qu’un « fossé » absolu séparait les juifs de la masse arabe. Bien au contraire, il y avait une grande proximité culturelle et particulièrement dans les trois pays cités plus haut. M. Bensoussan raconte que dans les écoles juives au Maroc, l’enseignement de la Torah se faisait en arabe et que dans ce même pays il y eut pas moins de 39 « saints » vénérés à la fois par les juifs et les arabes ! Par ailleurs le judaïsme irakien était très fortement arabisé. Vers la fin du 19ème siècle, 1/3 des écrivains irakiens était juif.

Sur ce plan culturel, le cas de l’Égypte est encore assez différent : la différence culturelle avec les musulmans était plus marquée car un grand nombre de juifs étaient des immigrants relativement récents. Les juifs égyptiens les plus proches de la culture arabe étaient surtout les Karaïtes et les arabophones (Les moustaarabin) souvent de vieille souche (ajoutons les originaires de pays arabes comme la Syrie, le Liban et le Yemen).

Revenons donc au thème principal du livre : Le déracinement. Au commencement, ce « déracinement » se caractérise par un début de dégagement du carcan mental et l’entrée progressive dans la modernité. Ce début d’accès à une forme de liberté fut fortement accéléré par la création des écoles de l’Alliance Israélite Universelle dès décembre 1862 à Tétouan au Maroc avec par la suite 127 écoles en 25 ans ! L’Alliance c’était l’ouverture au savoir, l’accès puis la maitrise du français, un début d’occidentalisation des mentalités. Le bagage d’instruction octroyé par l’Alliance devenait un ascenseur social, un outil de liberté, les prémices d’un judaïsme moderne.

Par ailleurs, la fin du 19ème siècle vit aussi l’irruption du sionisme qui contribua aussi au délitement d’un monde statique : en 1886, une société sioniste à Essaouira (Maroc), au début du 20ème siècle des lettres mentionnent des sociétés sionistes en Égypte (et M. Bensoussan évoque, au sujet du sionisme, les conflits communautaires, les oppositions, les haines qui se manifestent, mais aussi des élans de solidarité ; par ailleurs sur ce sujet il y aura souvent conflits entre les élites et les classes moyennes). Il faut aussi insister sur le fait que vers I945, après la Shoah et l’atroce saignée du judaïsme européen, le mouvement sioniste eut pleinement conscience du besoin démographique pressant qu’il avait des juifs d’Orient (ceux-ci ne seraient cependant pas partis s’ils n’avaient pas objectivement ressenti d’immenses problèmes !).
Aux débuts du sionisme politique on voit monter souvent en parallèle un nationalisme arabe. Alors qu’en Égypte le Wafd, dans sa doctrine, était très ouvert aux religions autres que musulmane, un nouveau mouvement naissait dans ce pays en 1928, les Frères Musulmans, fondé par Hassan El Banna. Dès lors, des menaces se précisent.

En 1941, suite à la montée d’un gouvernement pronazi en Irak et à de très violents prêches antisémites, c’est le grand pogrome à Bagdad, le Farhoud, où 180 personnes furent tuées ; ceci est fort bien raconté dans le roman de Naïm Kattan « Adieu Babylone ». Sans les comparer aux pogromes européens, les massacres de juifs vers 1945 ne furent nullement anodins : voir notamment ceux de Libye, particulièrement violents, ceux d’Aden, ceux d’Oujda et surtout de Djérada en 1948 au Maroc. L’Égypte ne fut pas exempte d’agressions et même de certaines tueries, en particulier au quartier juif du Caire.
La situation se dégradant alors progressivement, surtout après 1945 puis 1948, date de la création de l’État d’Israël, on peut comprendre que l’un des derniers chapitres de l’ouvrage très dense de Georges Bensoussan s’intitule tout simplement « La fuite »
(Ce qui correspond exactement à « la grande peur »).

Bensoussan est catégorique : pour lui, dans la grande majorité des cas, les juifs des pays arabes n’ont pas été chassés ; mais devant la dégradation de leur situation et les menaces dues à leur identification de plus en plus courante avec l’Etat d’Israël, « ils ont pris peur et sont partis ».
Pour l’auteur, ici aussi, le cas des juifs d’Égypte est différent : il dit qu’ils auraient été chassés (En fait, si la réalité fait apparaitre une bonne proportion d’expulsions, il y a eu aussi un grand pourcentage « de fuite » pure et simple).

Pour conclure, on peut dire de façon simplifiée que le déracinement des juifs des pays arabes est issu, pour l’auteur, dans un premier temps, « de l’accès progressif à la modernité » dès 1850, et dans un deuxième temps d’une mutation de l’antisémitisme arabe parallèlement à la montée du sionisme puis la création de l’État d’Israël, le tout lié à une misère endémique dans certains pays.

Au terme de ce long exposé, le tableau objectif global dressé par Georges Bensoussan apparaît comme bien sombre et parfois même dérangeant. Il précise toutefois, contrairement à certains « idéologues » qui avancent une noirceur encore plus uniforme : « La vie des juifs en pays arabes, ce n’est pas le paradis mais non plus l’enfer ».

Le livre aura certainement un impact très fort, surtout parmi les juifs issus de pays arabes, avec nombre de chauds partisans mais aussi de détracteurs. Il ne peut pas laisser indifférent.

Merci M.Bensoussan pour votre exposé passionné et passionnant.

Joe Chalom

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